LA THÉRAPIE DE DANIELA, BOULIMIQUE
DANIELA*. 31 ans. Assistante marketing. Master en lettres. En couple depuis 6 ans.
Daniela est une jolie jeune femme, soignée et toujours très aimable. Diplômée avec mention en d’histoire de l’art et du cinéma dans une université en Suisse, elle travaille en tant qu’assistante marketing dans une entreprise de grande distribution. Bien intégrée dans la vie sociale et professionnelle, elle très appréciée par ses collègues avec qui elle est toujours très disponible et sociable. Proactive et prévoyante, elle sait anticiper les besoins des autres et de son supérieur avec qui elle entretient de bons rapports. Elle déteste les conflits. Son altruisme la porte à agir pour le bien-être des autres. Amie loyale et sincère, ses amies peuvent compter sur elle, sur son sens de l’humour et sur sa générosité. Dans son temps libre, elle adore faire la fête et profiter de la vie. Responsable et autonome financièrement, elle vit avec son chat dans un grand 2.5 pièces agrémenté d’un beau jardin arborisé. Elle est très amoureuse, elle a un compagnon de longue date avec qui elle compte s’installer un jour.
Une biographie: elle est boulimique depuis 15 ans.
Elle ne parle pas de son trouble, ni avec sa famille ni avec son amoureux. Personne ne peut imaginer l’enfer que vit Daniela. Chaque repas est une épreuve : quand elle dépasse une certaine quantité de nourriture, elle n’a plus de limites et ne peut plus s’arrêter. Régulièrement, sous l’emprise d’une force incontrôlable, elle doit manger et tout engloutir jusqu’à se sentir mal. Daniela choisit les aliments qui lui plaisent, elle les avale avec soulagement et satisfaction, mais cette grosse fringale est insatiable.
Parfois, consciente de sa crise, elle prend le temps de cuisiner son repas boulimique.
Parfois, sous cette emprise, elle se jette dans n’importe quel magasin : supermarchés, stations de service, boulangeries, elle y achète ses mets préférés, souvent sucrés et crémeux. Son ventre est si rempli qu’il pourrait exploser, elle ne peut plus bouger ni respirer. Après avoir tout englouti, elle se retrouve comme anesthésiée, étourdie, ensevelie, par cet excès de nourriture mais elle ressent aussi de l’apaisement tout en étant comme paralysée.
Gavée comme une oie, cette mystérieuse emprise la quitte en laissant place au désespoir et une immense tristesse. Dans ces moments Daniela a envie de pleurer : comment a-t-elle pu en arriver là ? Cette situation est incompréhensible. Elle est anéantie, elle est tombée dans un gouffre sans fond et sans parois, ce même gouffre lui promettait un plaisir extrême, une jouissance sans limites. Elle s’attache les cheveux avant de se fait vomir plusieurs fois. Tout doit sortir. C’est une nécessité : vomir pour respirer à nouveau, pour effacer la crise, pour évacuer son sentiment de culpabilité, pour ne pas sentir le « trop » qui est en elle.
Après tout ça, elle est totalement épuisée. Elle pense et croit que cette fois c’est la bonne… que c’est certainement la dernière fois ! Elle a maintenant retrouvé son état d’avant la crise, avec un peu de chance, se dit-elle, cette mystérieuse emprise ne reviendra plus. Mais la maladie s’est emparée d’elle et de tout son être. Après avoir tout essayé pour contrôler ces crises en vain, elle est résignée. Elle est malade. Elle est BOULIMIQUE. Mais pourquoi est-elle tombée si malade ? Pourquoi elle ?
Sa première tentative de thérapie, un échec
Daniela entreprend alors une première tentative de thérapie TCC (comportementale-cognitive). Elle est encouragée à noter dans un carnet tout ce qu’elle mange afin de prendre du recul sur son alimentation. Elle est amenée à croire que de tels symptômes peuvent être soignés par une amélioration de la motivation générale visant à rétablir de l’ordre dans son régime alimentaire. Mais sa volonté est « échec et mat ».
Après quelques semaines, elle commence déjà à mentir à son psychologue car elle ne veut pas le décevoir : ladite thérapie n’a aucun effet sur elle, elle est sûre que son trouble est insoignable ! Sa volonté n’a aucune prise sur sa gestion de la nourriture. Sournois, son trouble produit des effets secondaires trop positifs sur le court terme (comme l’apaisement d’un état anxieux et dépressif ou une intime satisfaction) pour vouloir y renoncer. Le symptôme, avant de faire du mal, fait du bien.
Les premiers temps de la thérapie: les bases de la relation thérapeutique
Il y a deux ans, Daniela entreprend donc une thérapie analytique et existentielle au cabinet Nutriam. Elle me confie que sa précédente tentative de thérapie a renforcé sa méfiance vers d’autres types de prise en charge spécialisées. Elle hésite encore beaucoup à recommencer un autre « parcours ».
Lors de notre première rencontre, elle m’explique que cette première thérapie TCC visait selon elle à mieux percevoir et reconnaitre les sentiments qui accompagnaient ses crises, à remplacer son régime dysfonctionnel par une alimentation régulière et flexible, à diminuer les préoccupations pour l’alimentation, le poids et la silhouette. Elle n’a fait qu’en renforcer son sentiment d’échec et d’impuissance.
Lors des premières séances, je demande à Daniela de dessiner sa souffrance. Elle se représente elle-même comme un petit être seul et isolé, suspendu dans le vide à l’intérieur d’un lieu ressemblant à une caverne sans repères. Ce dessin est par la suite souvent utilisé ou rappelé durant les séances. Il inaugure la narration des événements autobiographiques clés pour Daniela lui permettant d’exprimer et de déposer des traumatismes qu’elle avait mis à distance pour survivre à sa douleur.
Pour la plupart des personnes souffrant de ces troubles, c’est souvent la vie elle-même et le rapport de sens entretenu avec elle qui sont en état de court-circuit, il est indispensable de « tout déballer ». C’est le patient qui détient les réponses, une thérapie analytique a l’avantage d’amener le patient à élaborer et à conscientiser les conflits internes qui maintiennent ses troubles.
Qu’a-t-elle vécu dans sa vie ? Comment l’a-t-elle-vécu ? Quel sens attribue-t-elle à ces événements, à sa vie toute entière ? Comment se situe-t-elle au sein de son existence ? Quelle place son passé occupe-t-il dans sa vie de femme et de quelle manière a-t-il influencé ses choix, ses relations et sa vie psychique ?
Quand Daniela parle d’elle et de sa vie, on ressent ses blocages et ses inhibitions, comme si elle était assise dans une station d’arrêt existentiel. La relation thérapeutique l’amène progressivement à prendre le recul nécessaire sur sa vie et à prendre conscience de modalités relationnelles aliénantes vécues au sein de son univers familial depuis sa petite enfance et reportées sur sa vie de jeune femme. Daniela ne sait plus ressentir son propre désir ni ses priorités.
Le deuxième temps de la thérapie: l'analyse
L’analyse porte essentiellement sur le lien fusionnel entre Daniela et sa mère depuis sa petite enfance, source de profonds sentiments d’intrusion. Dépressive, la mère déverse sa déception et ses faits intimes sur sa jeune fille encore dépourvue de maturité psychique et sans défenses. Dans l’absence de limites concernant les confidences de sa mère, Daniela devient comme une sorte de prolongation de sa mère. Elle porte véritablement le désir de sa mère en elle sans avoir accès au sien. Convaincue qu'elle ne peut pas "lâcher" sa maman, elle porte sur ses épaules une mission beaucoup trop grande comme si elle était la seule sur qui sa maman pouvait compter. Cette fidélité psychique l'amenait à ressentir les douleurs de sa maman au plus profond d'elle sans pouvoir faire la part des choses. Qui était qui ? Elle absorbe tout venant de sa mère sans écran de protection.
Un lent travail d’élaboration de tous ces aspects permet à Daniela de comprendre qu’elle exerce un contrôle rigide de sa pulsionnalité en évitant tout contact avec le désir de l’Autre ressenti comme envahissant, dégoutant, impossibles à côtoyer.
Elle déresponsabilise complètement les choix maternels et avale toute la colère qui pourrait surgir. Pourquoi est-elle encore avec cet homme ? A ses yeux, sa mère incarne un idéal de renonciation et de sacrifice à mettre sur un piédestal, un idéal parfait à adopter sans failles, assujettie à un homme injuste. Avoir un autre avis que sa mère était trop culpabilisant. Épouse et mère parfaite « elle travaille dur, elle n’est pas comme ces femmes maintenues, elle sacrifie tout pour sa famille, elle est si généreuse et disponible, elle s’occupe de tout sans rien demander en retour. Elle est belle, c’est la pus gentille maman du monde. Tout le monde l’aime, elle mérite beaucoup mieux que ça ». Cette croyance bloquait en elle toute possibilité de différenciation.
Dès toute petite, Daniela avait été massivement embarquée dans une histoire familiale lourdement intrusive qui n’était pas la sienne, sans jamais pouvoir développer les outils nécessaires pour s’en émanciper.
Désirer autre chose que ce que sa mère désire signifierait la trahir une nouvelle fois, déjà trop souvent trahie par son conjoint, père évitant, absent et colérique qui renvoie constamment un sentiment d’insuffisance à Daniela se trouvant dans un besoin vital de reconnaissance et de validation.
Les fruits de l'analyse
Un minutieux et patient travail d’élaboration a précisé l’assujettissement inconscient de Daniela à sa maman, elle était l'objet vers lequel sa mère se tournait, sans limites, pour déposer tout ce qui n'allait pas. En jugeant insupportable et injuste la déception amoureuse que sa mère vit au sein de son mariage depuis de nombreuses années, Daniela a toujours vécu au centre de cette relation tumultueuse. La déception affective d’une femme qui, manquant d’attention de la part de son conjoint, fait de sa fille un partenaire de remplacement l’entrainant dans une relation symbiotique aliénante.
L’analyse devient pour Daniela une possibilité concrète et symbolique de s’ancrer dans ses ressentis jusque-là inexprimés et méconnus, elle commence à donner une voix à son désir et à le différencier du modèle maternel, en ranimant sa pulsionnalité jusque-là anesthésiée.
Il en ressort que son lien avec la nourriture est la manifestation d’une débandade pulsionnelle qui ne connait pas son désir, qui ne peut pas ressentir l'envie, la satiété et la satisfaction des sens. La pulsion doit pouvoir être canalisée par le désir qui l'oriente, la thérapie vise à orienter Daniela vers la déculpabilisation de son émancipation. Désir jusque-là impossible à assumer et à intégrer de manière différenciée et non assujettie, intime et sécure sans se perdre elle-même.
Mettre des limites à l’ingestion des faits psychiques de son entourage familial se révèle nécessaire, la libérant progressivement du lien symbiotique avec sa mère ainsi que de son sentiment de culpabilité à l’idée de « l’abandonner ».
L’analyse est, en résumé, un lent parcours d’individuation et de séparation symbolique de la structure psychique de sa mère en amenant progressivement Daniela à faire connaissance avec les différentes parties de sa personnalité qui n’attendaient rien d’autre que de s’exprimer et de surgir.
Grâce à un travail régulier d’une durée de deux ans, Daniela s’est permise de se soustraire à l’emprise des symptômes boulimiques chroniques qui étaient très invalidants et anciens. En plus de cette nette amélioration, elle décide de continuer son analyse qu’elle appelle « son voyage intérieur » afin de permettre l’élaboration des récents changements de vie (professionnels et affectifs) enclenchés par ce grand travail d’introspection.
*Daniela est un nom fictif.