LA THÉRAPIE DE MARIE, ANOREXIQUE
Marie*. 28 ans. Assistante socio-éducative. En couple depuis 2 ans.
Marie, fille unique, est une jeune femme longiligne et plutôt grande. Sans maquillage, elle porte une coupe carrée châtain clair. Sa gestuelle corporelle légèrement effacée et son regard sont traversés par une ombre mélancolique mais gentille et accueillante. Elle travaille dans une crèche et les échanges avec les enfants lui procurent un réel bien-être et beaucoup de satisfaction.
Plutôt discrète, elle n’aime pas être au centre de l’attention. Dans son temps libre, elle fait du yoga, lit, s’occupe de ses nombreuses plantes d’appartement et mène une vie plutôt simple. Elle sort peu et cuisine pour son compagnon, grand sportif et champion de body-building avec qui elle s’est installée depuis 2 ans.
Lors de notre première séance, elle m’explique d’abord que sa relation amoureuse ne va pas. Elle ressent qu’il y a « quelque chose de bizarre » entre elle et son copain mais elle ne sait pas quoi. Elle ne sait pas quoi répondre à sa récente demande en mariage. Elle me confie qu’elle a été anorexique mais que « c’est désormais du passé ». Elle évite soigneusement ce sujet et cherche à me démontrer qu’il n’y a pas de souci de ce côté-là. Au contraire : « vous êtes bien placée pour me comprendre sans être obligée d’en parler » me dit-elle. Je m’interroge sur les raisons qui poussent Marie à vouloir me consulter sans parler de son passé anorexique.
Je l’invite alors à parler spontanément de ses émotions et ressentis sans qu’elle y apporte de jugement. Elle ne semble pas avoir accès à son intériorité qui ressemble à une planète inexplorée. Durant les premières séances, nous vivons des longs moments de silence inhabité. Elle n’aime pas parler d’elle et malgré ses efforts, sa parole est rare et dévitalisée.
Elle possède peu de mots pour « se raconter » et a peu de souvenirs d’enfance. Elle n’est pas familière avec son vécu interne qui se présente sans couleurs, sans images, sans rêverie, sans imagination, je dirais presque « sans goût ». Quand Marie parle d’elle-même, c’est de l’extérieur, uniquement à travers les évènements concrets de son quotidien (organiser les choses, faire les courses, préparer à manger pour son copain, etc.)
C’est seulement après quelque temps qu’elle ose parler de sa grande souffrance, de « sa maladie » dont elle ignore le sens. Elle se demande très souvent « pourquoi». Cela apparait vers 18 ans, lors de son grand premier grand départ de la maison familiale pour un séjour linguistique dans la campagne berlinoise en tant que fille au-pair. Durant les 6 mois de son séjour, Marie perd 20 kg. Lors de son retour en Suisse qui coïncide avec les vacances d’été, sa mère et son père se trouvent surpris devant sa nouvelle silhouette, elle ne pèse plus que 50 kg alors qu’au départ elle en faisait environ 70 pour 1.68 m.
Pendant son apprentissage d’assistante socio-éducative la perte de poids continue jusqu’à ce qu’elle ne pèse plus que 35 kg. Obéissant à la décision de ses parents, elle accepte une hospitalisation mais, une fois admise, elle refuse tout type d’aliment solide et liquide. Deux mois d’hôpital et une courte psychothérapie d’orientation familiale lui permettent de reprendre du poids et de redynamiser le lien mère-fille redonnant les énergies psychiques nécessaires à Marie pour réapprendre à s’alimenter et pour reprendre son apprentissage qu’elle avait dû interrompre.
Le poids se stabilise autour de 45 kg, Marie finit son apprentissage, elle démarre une activité professionnelle dans une crèche privée et, à l’âge de 26 ans s’installe avec son amoureux, Kevin.
Kevin la demande en mariage mais, dépassée par cette demande et ne pouvant pas s’imaginer la suite logique qui serait de devenir mère, elle décide de venir consulter dans mon cabinet.
Une biographie
Quelle était la genèse du syndrome anorexique dans son enfance et son adolescence ? Quels rôles pouvait jouer ce syndrome en elle ? Je l’invite à parler du passé et de sa famille. Elle rapporte que sa mère et son père forment un couple très soudé dont elle est fière. Libres indépendants, ils ont créé leur entreprise familiale, un garage automobile renommé et consacrent beaucoup de temps au travail. Leurs régulières absences les ont amenés à confier Marie à une maman de jour, Teresa, gentille dame d’origine italienne, qui prendra quotidiennement soin d’elle dès ses premiers mois de vie. Marie aimait beaucoup aller chez Teresa. Durant l’école, elle se rendait à pied chez elle qui l’attendait pour le repas de midi et le soir Teresa l’accueillait toujours avec un bon goûter fait maison. Marie s’illumine en parlant du plaisir qu’elle ressentait quand elles cuisinaient ensemble le repas du soir.
Marie se décrit comme une fille « bouboule » à la coupe garçonne que ses parents lui imposaient.
« On me prenait pour un garçon ! ». Son corps d’enfant n’était pas en surpoids mais Marie se trouvait différente de ses copines. A 10 ans, elle décide de vouloir faire un régime alimentaire que sa mère gérera par l’établissement d’un plan élaboré par un diététicien, demandant à sa nounou Teresa d’exécuter les recettes imposées par le diététicien. Sa mère, souffrant d’un excès de poids, se soumet elle aussi à ce régime et démarre une surveillance stricte de sa propre perte de poids ainsi que de celle de sa fille. Marie se rappelle la pesée du samedi matin dans la salle de bain des parents et de son anxiété quant aux kilos affichés car Teresa, très bienveillante, se refusait de lui faire suivre ce régime à la lettre en devenant une source de conflits entre Teresa et la mère de Marie.
Teresa meurt peu après. Malgré la demande de Marie, ses parents ne lui permettent pas de se rendre aux funérailles. De nombreuses nounous à domicile se succédèrent mais Marie ne retrouvera plus jamais ce lien si spécial et affectueux qu’elle ressentait pour sa Teresa.
Les premiers temps de la thérapie: la reconnaissance individuelle
La première phase de la thérapie permet à Marie un travail d’appropriation de sa biographie et une première élaboration émotionnelle concernant la distance physique maintenue par ses parents avec elle pour des raisons professionnelles. Elle ressent de l’injustice et de la mélancolie mais continue à idéaliser beaucoup ses parents. Marie peut désormais aussi s’approprier de la notion de bienveillance et reconnaitre en Teresa une vraie maman de cœur, une amie importante, un refuge réconfortant et essentiel. Donner vie à ses souvenirs lui permet aussi de faire son deuil, deuil qui n’avait pas encore eu lieu pourtant si nécessaire et bénéfique car enfin elle se sent libérée.
Ce travail hebdomadaire permet aussi d’identifier le début de son anorexie avec son grand premier grand départ de la maison familiale, un départ jouant le rôle d’activateur d’une séparation plus profonde et symbolique pour laquelle Marie n’était pas prête.
Si les liens affectifs et les dynamiques d’attachement vécus au sein des relations parentales sont suffisamment adéquats ils en permettent en général aussi un bon détachement.
Mon hypothèse est que cette première grande séparation anticipée par la mort de sa chère Teresa qui représentait une figure maternelle importante, ont activé le symptôme comme signe de l’insuccès de son émancipation en tant que sujet séparé et autonome. Marie subi l'échec de l'intériorisation de bons liens maternels qui restent très intriqués et enfouis. Le lien maternel n’est pas ressenti comme un lieu de confort ou d’intimité stable durant l’enfance et manque de renvoyer à Marie le sentiment d’être unique, légitime et différenciée. Le travail thérapeutique a l’objectif de l’aider à développer une intériorité indispensable au renforcement du Moi, de travailler le sentiment d’identité et d’appartenance et de soutenir l’individuation.
Deuxième temps de la thérapie: l’analyse
Elle rapporte les mots de sa mère « je t’ai nourrie au sein et depuis ils sont déformées, tu suçais trop fort. Tu avais toujours trop faim. Depuis, je ne veux plus que ton père les touche. ».
Cette phrase contaminatrice contraint Marie à se sentir trop goulue (trop exigeante) et responsable de la décadence esthétique de sa mère, faisant écho à la sexualité (apparemment entravée) de ses parents dont elle se croit responsable. « L’éloignement était nécessaire pour pas que je la détruise. Je me sens nocive pour elle. J’ai toujours eu peur de la toucher par peur d’être rejetée, peur de lui voler quelque chose ».
La position ressentie face à sa mère ressort comme une position d’objet. Elle se trouve comme figée, contrainte à n’être qu’une chose à déplacer, ressentant un vide interne.
Elle ne peut pas ingérer de nourriture sans répercussions sur son lien affectif avec ses parents qui, selon ce que Marie relate « aurait préféré recevoir de leur part plus d’attention et plus de plaisir partagé ». La nourriture affective est identifiée comme décevante et celle-ci pèse sur Marie.
La féminité ressentie comme « intouchable » de sa mère, renvoie Marie à sa propre difficulté à s’en construire une toute pour elle. N’étant pas à l’aise avec sa féminité, Marie se préfère maigre et sans symboles évocateurs de fertilité féminine, vécus comme encombrants et vecteurs de sexualité. Quand elle prend du poids, elle se trouve difforme « je regarde mon image dans le miroir et je vois un tas ». Marie doit faire les comptes avec une perception interne déformée de son corps qui lui renvoie l’insupportable intériorisation d’une représentation maternelle et féminine gênante. Ceci l’oblige à se maintenir dans un corps sans signes pulsionnels, figé, anorexique.
Le choix anorexique représente ainsi pour elle le choix radical de se séparer, de dominer les interactions entre le développement pulsionnel et sa propre féminité, en devenant parfaitement autosuffisante en coupant concrètement et psycho-somatiquement le besoin de se nourrir.
L’anorexie devient ainsi une tentative d’émancipation mais Marie se trouve en réalité dans une stagnation de l’évolution de sa personnalité. Dans cette impasse identificatoire des aspects féminins et œdipiens elle s’enferme dans la rigidité du contrôle obsessionnel de la nourriture.
Marie est un « sujet addicté » au sens de Joyce McDougall (2000, p. 11) elle est « l’esclave d’une seule solution pour échapper à ses souffrances psychiques ».
Malheureusement cette solution inconsciente que Marie trouve dans l’anorexie est extrêmement aliénante et addictive, elle forme une dangereuse et meurtrière dépendance à un nouveau sentiment de « plein » : se remplir de l’illusion de pouvoir se suffire soi-même (une force !) par la victoire du refus de la nourriture, avec les conséquences comportementales et physiques que l’on connaît.
Les fruits de l’analyse
Grâce à un travail thérapeutique régulier d’une année, Marie peut enfin faire la part des choses entre ce qui vient de sa mère et ce qui lui est propre en construisant une nouvelle intériorité bâtie désormais par ces nouvelles limites. Ce travail bienfaisant permet à Marie des relations plus détenues avec sa mère à qui elle a pu confier ses souffrances, trouvant en elle une écoute émue, accueillante et bienveillante. Marie dit « je n’avais pas de place avant. Avec la maladie, je l’ai prise toute en désertant la table ».
Elle commence à se permettre une plus grande liberté d’expérimentation dans sa manière de vivre son rapport à l’Autre et à soi-même en intégrant, toujours fragilement mais constamment, ses désirs, sa position et sa parole qui résulte beaucoup plus colorée, vive et chargée de vécu émotionnel.
Sa relation amoureuse avec Kevin entre en crise quand Marie commence à refuser de préparer ses repas castrés de gout et de plaisir. Elle décide de quitter son compagnon, trop centré sur ses besoins narcissiques et exerçant un contrôle maniaque de la nourriture à des fins « sportifs », contrôle initialement partagé avec lui mais désormais devenu insupportable.
Elle continue son analyse afin de permettre l’élaboration des récents changements de vie enclenchés par ce grand travail d’introspection.
Ecrit par Sara Stevan
*Marie est un prénom de substitution